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DU MATIN

Projet de pièce de théâtre pour 6 personnages Juin 2022

  • TEMPÊTE, MICHEL et ROMAIN s’échauffent. Au compteur, on peut lire :

    -TEMPÊTE : 146

    -MICHEL : 422

    -ROMAIN : 178

    Le DOUTE et L’IDÉE les observent, avant de les rejoindre.

    ROMAIN s’arrête et se met à son poste. Progressivement, MICHEL et TEMPÊTE font de même. Ils écrivent.

    Le DOUTE et L’IDÉE mettent à jour les compteurs avant de s’asseoir.

    TEMPÊTE pose l’écriteau « WORK » et part : A demain !

    MICHEL et ROMAIN : A demain.

    ROMAIN s’étire, relit à nouveau son texte, puis part précipitamment : A demain !

    MICHEL : A demain. Il continue d’écrire.

  • TEMPÊTE et MICHEL écrivent. L’IDÉE les observe pendant que le DOUTE feuillette l’Atelier noir d’Annie Ernaux.


    ROMAIN : Bonjour !

    TEMPÊTE : Bonjour!
    MICHEL : Bonjour.

    ROMAIN, à TEMPÊTE, en s’intallant: Des découvertes ?

    TEMPÊTE : J’attendais que vous arriviez. Je suis content.

    ROMAIN : Racontez (il commence l’échauffement)

    TEMPÊTE, à MICHEL et ROMAIN : Le mois dernier, j’ai réalisé mes pages du matin tous les matins. Aucune interruption. Aucun trou. Un continuum parfait. 3 pages minimum, tous les jours, pendant un mois. Ça fait 87 pages.

    MICHEL : Bien.

    TEMPÊTE : Évidemment, les premiers matins, je n’ai parlé que de moi, de mon être mauvais, de mes problèmes mécaniques, des autres qui ne font pas comme je voudrais, alors que ce serait tellement plus agréable. Et puis..petit à petit, je me suis un peu oublié. Je n’étais pas très loin, évidemment, mais disons que je parlais moins fort. C’est très reposant.

    ROMAIN : Je suis content pour vous.

    TEMPÊTE : Merci... Je crois même avoir eu, ces derniers jours, une idée, une idée qui me plait et que j’ai envie de suivre.

    MICHEL: Vous voulez en causer?

    Le doute s’installe.
    TEMPÊTE : non, c’est trop tôt.

    ROMAIN : Café ?
    TEMPÊTE : Oui !
    MICHEL : Volontiers !
    TEMPÊTE, en servant le café : En principe, je peux m’accorder la « récompense de l’artiste ». C’est prévu dans le protocole. (un temps) Il est vivement conseillé célébrer les franchissements d’étape en s’offrant quelque chose de symbolique.

    MICHEL : Qu’allez-vous vous offrir ?

    TEMPÊTE : Je ne sais pas encore... Quelque chose de proportionnel à l’effort réalisé. J’ai pensé à un Moleskine

    MICHEL : Offrez-vous un mug. Votre dé à coudre vous oblige à faire d’innombrables allers-retours. Ça peut perturber la marche de l’idée.

    TEMPÊTE : c’est volontaire. Quand mon plafond est trop encombré, je viens ici, je décolle les pensées circulaires, les mauvais jeux de mots, les effets de style à deux balles, les idéaux trop élevés, je les verse dans mon café, et dilue le tout avec cette touillette. J’avale, me persuade d’avoir fluidifié mes indigestes réflexions, et reviens à ma table heureux de mon délestage.

    ROMAIN : 87 pages, à raison de 10 minutes par page, cela doit faire près de 15 heures. C’est énorme. Sur un an..

    TEMPÊTE : Ça fait 7 jours. 7 jours gagnés sur les contraintes extérieures, la paresse, le doute...7 jours absolument dedans, libre, sans procrastination, 7 jours pour oser sauter le pas, un jour peut-être...

    MICHEL, à ROMAIN : Ça devrait vous rassurer. À tous les deux : Allez ?

    ROMAIN et TEMPÊTE : Allez !

    Ils se remettent à écrire. Le DOUTE s’ennuie, déambule et finit par faire tomber un crayon. Michel le ramasse et le rend a ROMAIN : Avez-vous pu passer la Moria ?

    ROMAIN : Non, toujours pas... je me suis coincé tout seul. Je pense en avoir pour un moment. A force de vouloir l’originalité j’ai pour terrain de jeu une rigole de bowling. Et vous ? Des découvertes ?

    MICHEL : Je suis... pollué.

    Le DOUTE se rapproche.

    Quelqu’un que je n’apprécie pas vraiment et pour lequel j’ai un intérêt limité a dit quelque chose d’insignifiant, ce quelque chose m’a agacé et continue de le faire. C’est idiot, le propos n’était même pas méchant, je ne suis pas concerné, et pour tout dire je m’en fous un peu. Mais pas suffisamment. J’ai essayé de tirer la chasse mais l’idée revient.

    ROMAIN : Avez-vous essayé la lettre de colère ? TEMPÊTE dit que ça marche très bien.

    MICHEL : Oh je connais, c’est moi qui lui en ai parlé. Je lui ai enseigné la méthode douce. Ma pratique est un peu plus radicale. Avant de brûler les mots, je les perce à coup de pic à bulot, les déchiquète, et ajoute un peu d’alcool. Mais je garde ça pour les grandes haines. Là ça ne vaut pas le coup.

    ROMAIN : ...

    TEMPÊTE : Cette idée, elle peut servir votre récit ?


    MICHEL : Non, c’est vraiment sans intérêt...

    ROMAIN : Si ça résiste, il y a peut-être quelque chose à en tirer.

    MICHEL : non... vraiment, c’est idiot. On m’a dit que j’ai vieilli..

    TEMPÊTE : Allez !

  • TEMPÊTE et MICHEL entrent. ROMAIN est en train d’écrire. L’IDÉE tourne autour de lui, très concentrée.

    TEMPÊTE et MICHEL : Bonjour!

    L’IDÉE part se faire un café.
    ROMAIN : Bonjour !
    MICHEL, à ROMAIN : Vous êtes là depuis longtemps ?
    ROMAIN : Depuis 5H30. Ça vient ! Je crois...
    TEMPÊTE : Ça caille...

    MICHEL : on s’y met?
    TEMPÊTE et MICHEL s’échauffent.


    ROMAIN reçoit un message.
    TEMPÊTE, à ROMAIN : Vous partez ?
    ROMAIN : Non, je reviens.

    il part précipitamment, l’IDEE le suit. TEMPÊTE et MICHEL poursuivent l’échauffement.

    TEMPÊTE : C’est une malédiction.
    Dès que ça vient, quelque chose ou quelqu’un vient ruiner le moment, arrête net le cours de ses pensées et le projette brutalement dans la réaction, le règlement des problèmes du réel - toujours les mêmes- des problèmes qui reviennent sans cesse, faute de les traiter à la racine. Il pousse un caillou qui retombe éternellement.

    MICHEL : Il est tombé dans le piège de la vertu... (Un temps) On l’accapare, on lui vole le temps qu’il a péniblement épargné, minute après minute, dans la perspective de le dépenser ici. Il ne dit rien, car il croit devoir ne rien dire. C’est un salon VIP ouvert à tous, H24, 7j/7, un pays sans frontière...Parfois, il parvient à défendre son territoire. Le plus souvent, il se fait envahir.

    TEMPÊTE : il avait posé quelques ganivelles mais, au stade où il en est, ce qu’il lui faut c’est une bonne clôture : on le voit, on peut lui parler, mais il peut ne pas écouter, et rester dans son champ. C’est plus sûr qu’une barrière, qu’il pourrait être tenté d’ouvrir, pour faire plaisir.

    Romain revient, essoufflé, l’IDEE le suit. Il essaie de se remettre à écrire. L’IDÉE rejoint LE DOUTE.


    ROMAIN : Et merde ! Elle est partie... Elle ne reviendra pas aujourd’hui. (Un temps) Désolé.

    MICHEL : Venez, on n’a pas encore fait les cordes à sauter. Ça aide toujours.

    ROMAIN: non… Il se tient la poitrine : Une heure par semaine... Reprendre la main (il regarde sa main)... Lui donner à manger... (un temps) Mon cerveau droit est affamé. (Un temps)

    Dimanche, je l’ai amené voir une expo. C’était magnifique. Ça me fait toujours du bien, le beau. Je me suis senti rempli, détendu. Je suis rentré chez moi heureux, du beau dans les yeux. J’ai machinalement ouvert une bouteille de vin, pour prolonger le moment. J’ai bu deux verres. J’ai éteint en trois minutes ce qui avait été rallumé. Très vite, je me suis engourdi. J’ai perdu le sentiment du beau. J’ai mélangé les tableaux. Je ne saurai m’en rappeler sans les googliser. J’ai perdu ce que j’étais venu chercher quelques minutes après l’avoir trouvé.Je suis fatigué.

  • Michel est à son poste. L’idée passe d’un bureau à l’autre. ROMAIN arrive. Puis TEMPÊTE.

    ROMAIN : Bonjour !

    TEMPÊTE : Bonjour !

    Ils s’échauffent.

    MICHEL : en écrivant, distrait : Bonjour

    Le DOUTE arrive en courant.

    Le DOUTE : Désolé, j’étais sûr que nous avions rendez-vous à 8h00

    L’IDÉE : Alors ?

    LE DOUTE : J’ai dû surveiller Michel ces derniers jours. Beaucoup de bullshit dans sa tête en ce moment. Et encore, je ne relève pas tout.

    L’IDÉE : Je lui ai transmis une idée fixe par erreur. Elle colle.

    LE DOUTE : Super….Je vais voir ce que je peux faire. Tempête a eu quelques fulgurances, même si c’est assez touffu, comme d’habitude.

    L’IDÉE : Il faudra trier...

    Le DOUTE : Je m’y emploie.

    L’IDÉE : Chez Romain ça manque d’air. Ne vous approchez pas de lui, il doute en toute autonomie.

    LE DOUTE : J’ai vu. Je pense qu’il ne tiendra pas longtemps.

    L’DEE commence la Lecture « ne pensez plus! » et Le DOUTE reprend l’atelier noir.

    MICHEL découpe et assemble des morceaux de texte. TEMPÊTE écrit sans s’arrêter, en tapant fort sur son clavier. ROMAIN regarde dans le vide, puis le compteur, avant de poser la tête sur la table.

    MICHEL, à ROMAIN : Ne vous malmenez pas.
    ROMAIN grogne.
    MICHEL : C’est bruyant.
    TEMPÊTE : De la contrainte naissent les plus grandes œuvres…
    ROMAIN : Vous savez bien que ce qu’on fait ici suppose de la régularité. C’est pour ça que vous écrivez des pages matinales.
    TEMPÊTE : les pages du matin.

    ROMAIN : c’est une question de flux, de flow, d’énergie, d’intensité. J’avais initié quelque chose. Je n’en ai pas pris soin. L’idée est partie. Le sentiment que j’avais de cette idée est parti. Je vais mettre des semaines à retrouver cet état. La séquence est par terre.

    MICHEL : Les idées ne se perdent jamais, c’est un mythe. Votre idée a nécessairement à voir avec vos obsessions. Les obsessions reviennent toujours, c’est le principe.

    L’IDÉE et le DOUTE acquiescent.

    Par ailleurs, je crois aux grandes accélérations, aux fenêtres spatio-temporelles qui permettent de dire ce qu’on a à dire en peu de mots, en peu de temps, après une période de sécheresse.

    TEMPÊTE : Café ?

    ROMAIN : Non merci, je vais prendre l’air, je reviens. Il Pose un écriteau sur son bureau et part.

    Un temps


    TEMPÊTE : Il fait un demi-tour créatif. C’est tristement classique. (Un temps)

    Cela fait plus d’un an que j’ai commencé les pages du matin.

    J’ai un ami qui a écrit un roman de 287 pages. En caractère 11. Ça m’épate.
    (Un temps)
    Avant j’avais peur d’être mauvais. Là c’est différent. J’ai peur de ne pas en avoir envie.

    J’ai bien quelques trucs à raconter, comme tout le monde. Je ne me pose pas la question de l’originalité.
    Ce qui compte, c’est mon regard sur les choses.

    L’IDÉE ET LE DOUTE l’écoutent. Elles se lancent des balles.

    Je ne m’inquiète pas trop de la réception. De toutes façons, si ce que j’écris est sincère, ce sera juste. Et puis ce ne sera pas mon vrai nom sur la couverture. (Un temps) Je ne crains pas tellement d’être illégitime. Ce que je crains, c’est de ne pas ressentir la nécessité. J’écris pour me sentir mieux. Ça anesthésie les pensées paralysantes, ça nettoie. C’est hygiénique.

    Et puis j’aime regarder mon écriture, les lettres que je forme. C’est joli.
    C’est rassurant.

    Avant il n’y avait rien sur cette page et maintenant elle est noire de mes mots écrits à la main.

    Mais je ne me sens pas mu par la nécessité de dire quelque chose que personne d’autre ne dirait comme ça. Je n’ai rien à défendre.

    ROMAIN : Je n’attendrai pas. Je n’attendrai pas d’avoir du temps. Un héritage. Un cancer. Je dois le faire maintenant.

    Je ne viendrais pas grossir les rang des ateliers d’écriture le samedi, entourées de veilles femmes enfin enfin déchargées de leurs corvées, de leur famille, de leurs obligations.

    J’aurais mille ans alors..

    (Un temps)

    Je veux du temps maintenant. Du temps qualitatif. Que je n’ai pas besoin de défendre en permanence des agressions extérieures. Je veux être riche.

    MICHEL baisse les yeux. LE DOUTE arrête de jouer avec l’idée et se rapproche de ROMAIN.

    TEMPÊTE : Nous avons tous les deux une « belle vie professionnelle ». On s’est d’abord senti chanceux, car on l’est. On s’est dit qu’on avait eu raison de faire ce qu’on avait fait, et il y a toujours des raisons de le penser. Et puis un jour ça nous épuise, tous ces efforts, pour, non pas avancer, mais coller à notre carte de visite. La douleur de voir les autres tenter, risquer, se tirer, se retirer, renaitre, pendant qu’on reste sur le quai, non par manque de courage, car il en faut pour tenir, mais parce que notre embarcation n’a pas d’autre cap.

    ROMAIN : Les gens qui se font voler du temps, leur temps, en sont pour partie responsables, mais en partie seulement. Fatigués, si fatigués, de la répétition du même, des rackets quotidiens, du temps perdu, ils finissent par laisser filer. Ils attendent leur tour, qui finira bien par arriver. (Un temps) Ils reprennent espoir quand l’un des leurs a forcé la porte, a réussi l’exploit de regagner son temps propre. Ils admirent ce compatriote, ce héros. Il n’y a alors aucune jalousie ; juste le réconfort de savoir que c’est possible, juste ça. (Un temps)

    Quand ils apprennent que cela n’a été possible qu’après une marche bien trop longue au fond du gouffre et le passage par le grand brasier, ils s’en attristent mais se surprennent à espérer leur propre chute.

  • ROMAIN s’installe au bureau de MICHEL.

    ROMAIN, à TEMPÊTE : Je veux juste respirer un peu de sa tranquillité apparente.
    TEMPÊTE : Votre bureau est triste.
    ROMAIN : Je sais.
    TEMPÊTE : Il dit : je suis sur le départ. Je suis prêt à plier les gaules en 17 secondes.
    ROMAIN : Le vôtre dit : je suis organisé, cultivé, prévoyant et je tiens à ce qu’on le sache.
    TEMPÊTE : Café ?
    ROMAIN : Oui. Michel ne vient pas ce matin ?
    TEMPÊTE : Je ne sais pas. Michel est un être discret.
    ROMAIN : J’ai du mal à l’imaginer en dehors d’ici. On ne sait rien de lui.
    TEMPÊTE : Moi, j’aimerais savoir ce qui le pousse à écrire.
    ROMAIN : Vous êtes encore là-dessus ? Sur votre absence de nécessité ?
    TEMPÊTE : Oui.
    ROMAIN : Si vous n’aviez pas envie d’écrire vous ne viendrez pas 6 heures par semaine ici, le matin. S’il n’y avait pas de nécessité, vous ne réécririez pas trois fois le moindre paragraphe que vous pondez. Relisez-vous. Vous ne venez pas ici pour nous. Vous ne venez pas non plus pour le café, il est -sans vous offenser - très moyen. La vue est nulle et il fait froid la moitié de l’année...Vous venez pour écrire parce que vous en avez besoin. Vous pouvez changer de lubie.
    TEMPÊTE jette un œil sur le compteur : J’ai bientôt plus d’heures que vous que vous... vous referez bientôt le café...

    ROMAIN : Allez !
    TEMPÊTE : Allez !

    ROMAIN retourne à son bureau. Il grogne.

    TEMPÊTE : rappelez- vous Jim Harrison. Les légendes d’automne. 9 jours et 9 nuits. Allez !

  • MICHEL : Il est en train d’abandonner non

    ?TEMPÊTE : C’est possible.

    Ça va bientôt faire 2 mois.

    MICHEL : Écrivons-lui un petit mot.

    TEMPÊTE : Oui, essayons.

    MICHEL : ...

    TEMPÊTE : Y a toujours Beckett : « Échouer, échouer encore, échouer mieux ».

    MICHEL : Allons chez Gary, il a toujours des mots encourageants !

    L’IDÉE souffle à son oreille.

    MICHEL : Ou alors on écrit quelque chose de très simple, direct, quasi intime : « Nous espérons que vous allez bien et que vous viendrez prochainement boire un café avec nous. »

    TEMPÊTE : Amicalement.

    MICHEL : C’est trop non?

    TEMPÊTE : Non.

    ***

    BERENGERE entre : Bonjour, je viens louer un bureau. Je viens de la part de Romain.

    MICHEL : Bonjour... Michel.

    BERENGERE : Bérengère. Et vous, je suppose que vous êtes Tempête ?

    TEMPETE : Enchanté.

    MICHEL : Romain ne revient donc pas ?

    BERENGERE : Il m’a dit qu’il n’avait pas le temps de venir en ce moment, et m’a proposé de reprendre son bureau, le temps qu’il s’organise...

    TEMPÊTE : ...

    MICHEL : Soyez la bienvenue ! Nous espérons que vous trouverez ici ce que vous cherchez.

    Avez-vous eu connaissance de notre règlement intérieur?

    BERENGERE : non

    MICHEL : OK. Le voici :

    -les bananes sont interdites

    -le café est préparé par celui ou celle dont le compteur d’heures affiche le nombre le plus bas.

    -Le compteur est mis à jour chaque matin.

    -On n’écrit jamais les uns sur les autres, ni sur ce qui se passe ici

    -Aucune forme de pression n’est autorisée. Ainsi, si vous souhaitez vous informer de l’avancement des travaux de Tempête, vous ne direz pas: «ça avance comme vous voulez»? mais: «Des découvertes ? » ou simplement « bon jour ?» en deux mots.

    -Très important : quand l’un d’entre nous dit, « Allez », il faut le laisser écrire. Rien ne doit compromettre ce redémarrage créatif. La seule réponse autorisée est « Allez », laquelle aura la vertu d’encourager vos camarades et de vous auto-motiver. Je crois que j’ai tout dit.

    BERENGERE: c’est noté.

    TEMPÊTE : Pouvons-nous vous demander la nature de vos projets ?

    BERENGERE : Je souhaiterais écrire du contenu pour un podcast.

    MICHEL : D’accord...

    BERENGERE : J’aimerais travailler sur les rites, les passages. La mort en général. Et vous?

    MICHEL : J’écris un roman.

    TEMPÊTE : Un roman total. Sur plusieurs générations. Michel tient un inventaire de ses personnages pour ne pas s’y perdre.

    BERENGERE : Vous n’utilisez d’assistant logiciel ? C’est très pratique, ça permet de vérifier la cohérence du texte.

    MICHEL : Non.

    BERENGERE, à TEMPÊTE : Et vous ? Qu’écrivez-vous ?

    TEMPÊTE : En dehors des « pages du matin », que je pratique quotidiennement (je vous expliquerai), je m’essaie à la science-fiction.

    LE DOUTE : ah bon?

    L’IDÉE met les compteurs à jour et remplace celui de Romain par celui de Bérengère. Le doute libère le bureau de Romain.

    MICHEL : Allez ?

    TEMPÊTE : Allez !

    BERENGERE : Allez !

  • TEMPÊTE parle à son dictaphone : Après les deux premiers chapitres, penser une rupture. Le personnage part en Romavie. Il fait très chaud. Et c’est là qu’il repense à cette histoire de scaphandre. Il rappelle Mikaroi, qui va le rejoindre. Ambiance cottage anglais mais avec de grandes sculptures équestres. C’est là que j’intègre l’histoire du vieux chat qui voyage en baignoire et la question des couleurs. Ensuite j’embraye sur l’aventure de la sœur de Protania. Oui c’est bien, ça. C’est pas mal. »

    TEMPÊTE entre. Il réécoute l’enregistrement, inaudible : ne sont perceptibles que des bruits, le son est étouffé. On n’entend distinctement que la fin « Oui c’est bien, ça. C’est pas mal. »

    Michel entre.

    MICHEL : Bon jour !

    TEMPÊTE : Bonjour

    (Un temps)

    MICHEL : Bon jour !

    TEMPÊTE : Bon jour ?

    MICHEL : j’ai trouvé un éditeur.

    TEMPÊTE: Wahoo. Bravo. C’est dingue. Fantastique. Bravo !

    MICHEL : Merci. il commence l’échauffement.

    L’IDÉE se pavane et bouscule LE DOUTE.

    TEMPÊTE : Un cognac ?

    MICHEL: On a ça?

    TEMPÊTE sort la bouteille : Je l’avais acheté pour une grande occasion. Je n’aime pas tellement ça, mais ça fait écrivain. Félicitations ! A votre roman ! Vous continuerez à venir ici hein ?

    MICHEL : Oui. Il faut que quelqu’un vous rappelle votre « nécessité » de temps à autre. Santé !

    (Un temps).

    L’éditeur, c’est quelqu’un que connait une connaissance.

    TEMPÊTE : D’accord. (un temps) Vous n’allez pas tomber dans ce piège-là, n’est-ce pas ? On le connait ce piège, on sait le repérer. Vous n’allez pas bêtement sprinter dans sa direction n’est-ce pas?

    MICHEL : Non. Non, bien sûr. Merci.

    TEMPÊTE : Santé ! Il faut prévenir Romain !

    MICHEL : Je ne crois pas...

    TEMPÊTE : Pourquoi ? Il sera ravi pour vous.

    MICHEL : Je sais. Mais c’est trop tôt. Il n’a pas encore accepté… De composer. (Un temps)

    Il me rappelle cette pièce de théâtre : J’abandonne une partie de moi que j’adapte. Ça parle du temps de vie consacré au travail. C’est inspiré d’un documentaire. Il y a un salarié qui explique, qu’après une journée de travail de 9 ou 10h, le sommeil ne sert plus qu’à assurer la journée de travail du lendemain. C’est encore du travail en somme. Un sommeil d’usine.

    TEMPÊTE : J’abandonne une partie de moi que j’adapte... oui. Je me voudrais léger, fantasque et mais je dois être responsable car mes diplômes ont décidé que je devais l’être. J’enchaine les jours sérieux remplis d’heures sérieuses. Je deviens très sérieux et c’est encore du travail.

    MICHEL : Pourquoi l’acceptez-vous ?

    TEMPÊTE : (un temps) Parce que je ne suis pas sûr de pouvoir me faire rire.

    Ils se mettent à écrire. L’IDÉE et LE DOUTE jouent. Ils sortent ensuite un grand carton rempli d’accessoires, qu’elles déposent sur le bureau de Romain.

    TEMPÊTE pose son écriteau sur sa table, et part : A demain ! Encore bravo.

    MICHEL : Merci. A demain !

    (Un temps)

    Je ne pense pas que mon roman soit mauvais. Je ne crois pas qu’il mérite l’oubli.

    Je suis plutôt content de ma production. (Un temps)

    De temps en temps j’exerce une « activité ». Je ne considère pas cela comme du travail. Je choisis le début et la fin. Je sélectionne l’endroit en fonction de mes objectifs narratifs.

    Je suis intérimaire qui dans une entreprise agroalimentaire, qui standardiste dans un centre d’appel téléphonique. Je pars à la fin de la mission, qui ne dure jamais plus d’un mois. Ça suffit. (Un temps)

    Il y a quelques semaines, j’ai été affecté chez un transporteur. Au dépôt, Romain m’a reconnu.

    BERENGERE arrive : Bonjour !

    MICHEL : Bonjour

    BERENGERE : Café ?

    MICHEL : Volontiers.

    BERENGERE, en regardant le compteur : vous ne le ferez jamais le café, si j’ai bien compris ?

    MICHEL : Les compteurs sont remis à zéro quand le projet sur lequel nous travaillons est achevé. Dans l’absolu, un seul haïku suffit. Ne le dites pas à Tempête.

    BERENGERE : Romain m’a proposé une mission.

    MICHEL : Laquelle ?

    BERENGERE : Il me prêt son bureau, et en échange, j’interviewe des gens pour lui.

    MICHEL : C’est-à-dire...?

    BERENGERE : L’idée, c’est d’extraire la matière qu’il pourra ensuite exploiter quand il aura le temps.

    MICHEL : Donc il reviendra?

    BERENGERE : Je le pense oui. En attendant, je dois soumettre des êtres à la question.

    MICHEL : La question?

    BERENGERE : je n’ai pas le droit d’en parler pour le moment. Allez !

    MICHEL : Allez !

  • 2 mois avant

    ROMAIN : Allez-y, je vous écoute.

    BERENGERE : Pouvez-vous me raconter les faits marquants de votre vie ?

    ROMAIN : « Je suis né là. J’ai grandi là-bas. Je suis parti là pour mes études. Je suis devenu Z en telle année. L’année suivante, j’ai rencontré X. Nous nous sommes mariés en telle année. Nous avons eu deux enfants. L’un des deux est à la fac, l’autre ne sait pas trop quoi faire.»

    Non... La question est trop large. Le mot « marquant » va faire peur aux exhaustifs. Ce n’est pas un entretien d’embauche. Nous voulons traquer les ruptures, les abandons, les « demi-tours créatifs ».

    BERENGERE : OK. Vous souvenez-vous de ce vous aimiez faire enfant ?

    ROMAIN (imitant un vieux) : Je ne m’en souviens pas.

    BERENGERE : Vous exagérez ! Fermez les yeux. Pouvez-vous me décrire un souvenir d’enfance heureux, autour du jeu ou d’une activité qui vous mettait en joie ?

    ROMAIN : J’aimais dessiner.

    BERENGERE : Que dessiniez-vous ?

    ROMAIN : Des arbres, des paysages.

    BERENGERE : Avez-vous continué à dessiner plus tard, à l’adolescence ?

    ROMAIN : Oui.

    BERENGERE : Et après ?

    ROMAIN, fait le sourd : Comment ?

    BERENGERE : Après! Avez-vous continué ?

    ROMAIN : Non. Je suis parti travailler ; ensuite il y a eu les enfants. Je n’ai plus eu le temps.

    BERENGERE : Et après, à la retraite ?

    ROMAIN : J’avais oublié.

    BERENGERE : Que vous aimiez dessiner ?

    ROMAIN : Quoi ?

    BERENGERE , fort : Vous aimeriez réessayer ?

    ROMAIN : Non.

    BERENGERE : C’est uniquement par manque de temps qui vous avez arrêté de dessiner ?

    ROMAIN : Pas seulement. J’ai pensé que j’avais mieux à faire pour me divertir.

    BERENGERE : Comme ?

    ROMAIN : Regarder la télévision.

    BERENGERE : d’accord.

    ROMAIN : Les gens ne vous diront pas ça spontanément. A chaque fois que l’on répond à des questions, on peaufine notre personnage. On fait tous ça. Il gagne en cohérence au fur et à mesure qu’on lui ôte ses errances, ses questionnements, ses abandons. Personne n’a envie d’avouer que la paresse, la lâcheté, l’alcool l’ont éloigné de ce qu’il aime. On accusera toujours les contraintes extérieures, le manque d’argent, le manque d’encouragement, les critiques acerbes du copain de lycée. Nous sommes tellement habitués à présenter une version de l’histoire, toujours la même, que nous avons oublié les véritables raisons de nos renoncements.

    BERENGERE : J’insiste alors. Mais peut-être que certains ont aimé créer à un moment de leur vie et n’ont plus ressenti ce besoin. Ça peut aussi arriver, non ?

    ROMAIN : Peut-être. Ce qui m’intéresse, ce sont les saboteurs, les créatifs mous, les pleutres :

    LE DOUTE récite : « J’ai toujours pensé créer quelque chose. Le temps passe et ce n’est pas arrivé. J’avale les créations des autres, jusqu’à l’écœurement. J’avale leurs pensées, leur style, leurs recherches, leurs questionnements, espérant parvenir à faire entendre ma voix sous les voix des autres. Je ne fais que collectionner, sans me lancer jamais. J’attends une épiphanie qui ne vient pas, qui ne vient chercher personne. Je me remobilise, inspiré par un ami, une sœur. Je me dis qu’il faut tenter quelque chose, ne serait-ce que pour la beauté du geste. Puis je doute. Si j’avais dû être artiste, je le serais depuis longtemps, mu par une nécessité. Si je ne le suis pas, c’est que je ne le veux pas vraiment.»

    ROMAIN, au DOUTE : Combien de temps pensez-vous avoir accordé à votre passion, si l’on peut la nommer ainsi ? Indiquez un % à 15, 20 et 25 ans.

    LE DOUTE : « Je ne saurais pas dire... Disons 30%, 10% et 5%. »

    BERENGERE, à ROMAIN : Nous faisons des statistiques ?

    ROMAIN : J’aimerais savoir à quel âge ça craque, ça tombe sous le coup des obligations. C’est entre 15 et 25 à mon sens. Il y a des exceptions. Mais ça casse souvent dans ces eaux-là.

    BERENGERE : pour vous, c’était quand ?

    ROMAIN : Vers 18 ans.

    BERENGERE : Quelle est la place de l’art dans votre vie actuellement ?

    ROMAIN : Je dirais 5%.

    BERENGERE : 5%... et dans ces 5%, il y a ce temps que nous passons ensemble ?

    ROMAIN : Oui.

    BERENGERE : Je suis désolée.

    ROMAIN : Reprenons l’exercice. J’étais un dessinateur avorté. Essayez de me faire parler de ce que j’aime.

    BERENGERE : Qu’est-ce qui vous émeut dans le dessin ?

    ROMAIN à BERENGERE : Voilà. Là je vais commencer à parler vraiment, je vais même avoir du charme. Mes yeux vont être plus vifs, je vais m’enthousiasmer, être touchant, attachant sans doute. Je vais me monter moins lisse, moins respectable, anxieux peut-être. C’est ça qu’on cherche.

    BERENGERE : De combien de temps je dispose ?

    ROMAIN : disons deux mois pour commencer. S’il vous faut plus de temps, demandez de l’aide à Michel.

    BERENGERE : Comment ça ?

    ROMAIN : Michel n’a pas besoin de travailler, et il se sent coupable de ne pas avoir à le faire.

  • TEMPÊTE, MICHEL et BERENGERE boivent un café.

    BERENGERE, à TEMPÊTE : Vous faites quoi dans la vie ?

    MICHEL : TEMPÊTE est DRH. TEMPÊTE, à BERENGERE : Et vous ?

    BERENGERE : Je suis infirmière

    TEMPÊTE : Ça vous plait ? BERENGERE : La plupart du temps, oui.

    MICHEL : Bérengère travaille aussi pour Romain.

    BERENGERE : Je réalise des entretiens pour lui. C’est récent.

    TEMPÊTE regarde MICHEL, sceptique.

    BERENGERE : Je dois débusquer les renoncements créatifs. Comprendre ce qui conduit à l’abandon de ce qui tient le plus à cœur des gens. Je dois les acculer à coup de pourquoi. Jusqu’à ce que cela sorte.

    TEMPETE : Cela semble brutal...Et vous trouverez le temps de faire tout cela ?

    BERENGERE : Oui.

    TEMPETE : Mais c’est difficile, non ?

    BERENGERE : Bien sûr. Mais j’ai envie de le faire. Et même, ça s’impose à moi. Je ne sais pas comment le dire.

    TEMPÊTE : C’est comme une nécessité ?

    BERENGERE : Oui... enfin je ne sais pas.

    TEMPETE : Un petit jeu ?

    MICHEL, à BERENGERE : Tempête aime jouer à des jeux de son invention de temps à autre. Vous n’êtes pas obligée ...

    TEMPÊTE : Chacun dit à tour de rôle un mot qu’il adore et un mot qu’il exècre. Il ne faut pas réfléchir ! C’est parti !

    MICHEL : Panache/Dentition

    TEMPÊTE : Coruscant/Fenouil

    BERENGERE : euh ... Douceur/Mijaurée

    MICHEL : Grandeur / Grandeur

    TEMPÊTE : Calme /Préoccupation

    BERENGERE : Jeu/Assujettissement

    MICHEL : Feu/Technique

    TEMPÊTE : Bleu/Vernis

    BERENGERE : Acidité/Escalope

    L’IDÉE gueule : Chatoyant /Fongible !!

    TEMPÊTE MICHEL et BERENGERE se regardent puis rejoignent leurs bureaux respectifs.

    MICHEL, à BERENGERE : Des découvertes ?

    BERENGERE : J’ai remarqué une chose. La quasi-totalité des personnes que j’interroge ne parlent pas vraiment de leur travail. Elles évoquent leur titre, leur statut, leur carrière, ses interruptions, ses grands moments, sa fin, mais ne disent rien de ce qu’elles faisaient concrètement, lorsqu’elles travaillaient. Comme si c’était anecdotique ou au contraire trop complexe pour être partagé.

    MICHEL : Y a-t-il des écrivants déçus parmi les personnes que vous rencontrez ?

    BERENGERE : J’en soupçonne une de parler de littérature quand elle me parle de broderie. J’ai aussi vu une femme parler à son dictaphone. Elle prend des notes. Ça ne ressemble pas à une liste de courses. Elle s’arrête quand on l’observe.

    MICHEL : Comment va Romain ?

    BERENGERE : Il a écrit un peu la semaine dernière.

    MICHEL : Je suis heureux de savoir qu’il... trouve une manière d’avancer.

    BERENGERE : Voudriez-vous que je vous interviewe, tous les deux ?

    TEMPÊTE : Arrêtez... je ne peux pas résister. Je prépare mon interview depuis des années.

    MICHEL : C’est étonnant.

    TEMPÊTE : je l’ai réécrite plusieurs fois, dans les pages du soir.

  • BERENGERE : Bonjour Tempête. On me dit que vous écrivez. Que représente l’écriture pour vous ?

    TEMPÊTE : En effet, j’écris. C’est pour moi un sport que j’exerce en athlète avec une grande discipline et un régime alimentaire spécial.

    C’est aussi un objectif.: je veux remporter Le prix du cafard cosmique.

    MICHEL lève les yeux au ciel. Le Doute se met un casque sur les oreilles.

    BERENGERE, Que représente cette récompense pour vous ?

    TEMPÊTE : Je suis si éloigné de la littérature...

    BERENGERE : il faut dire aux auditeurs que vous êtes DRH dans une grande entreprise.

    TEMPÊTE : j’ai commencé à écrire grâce aux pages du matin. Je dois beaucoup à cet exercice.

    MICHEL : Encore ! On vous parle de littérature et vous parlez de méthode !

    TEMPÊTE: C’est mon interview.

    BERENGERE: Reprenons. Vous écrivez de la poésie ces derniers temps. C’est grâce aux pages que vous écrivez chaque matin ici?

    TEMPETE, sérieux : Qu’est-ce qui vous dit que j’écris de la poésie ?

    BERENGERE : J’avais cru comprendre...

    TEMPÊTE jauge BERENGERE puis revient dans le jeu. Avec un peu de gravité : Oui. j’ai longtemps pensé que je n’étais pas autorisé à écrire, que je n’appartenais pas à ce milieu...

    MICHEL : Bientôt, il va vous parler de sa vie de transfuge de classe, de son tiraillement, de la difficulté à être ni ni, ni vraiment poète, ni vraiment DRH, ni arrivé, ni parti, ni artiste, ni adulte.

    TEMPETE : Vous avez raison. J’allais dire cela. Exactement. Mais j’allais le dire mieux car ce n’est pas une posture.

    MICHEL : Vous croyez ?

    BERENGERE : Comment cohabitez-vous avec les autres écrivants de l’atelier ? Vous considérez-vous comme des compagnons d’écriture ?

    TEMPÊTE : Je voulais nous donner un nom (L’idée s’approche, comme si on l’avait appelée) mais l’idée n’a pas été retenue (L’idée repart). Nous écrivons côte à côte. Nous sommes des garde-fous les uns pour les autres, quand l’abandon nous tente.

    (Il sort du jeu) Qu’est-ce que Romain vous a dit de nous ?

    BERENGERE : Il m’a fait part de vos habitudes, afin que je ne vous dérange pas. Il m’a dit que vous étiez intense mais attachant. Mais revenons sur les pages du matin..

    TEMPÊTE : C’est comme le dégoupillage, ça permet de démarrer, d’oser commencer quelque chose sans se regarder faire. Ça désacralise le mot posé là sur la feuille. Ça rend l’écriture beaucoup plus joyeuse..

    BERENGERE : le dégoupillage?

    TEMPETE se met en position et dégoupille, avec l’IDEE et le DOUTE, sur une musique forte. MiCHEL se moque.

    TEMPÊTE, essoufflé : c’est ça le dégoupillage. (un temps)

    Dans la suite de l’interview, j’aurais remercié Michel et Romain ainsi que l’autrice du protocole que je suis.

    Et puis j’aurais encouragé les écrivants qui n’osent pas, de manière à ne pas paraitre trop égocentrique.

    BERENGERE, à MICHEL : A nous ?

    MICHEL : Non merci. Je n’en ai ni envie ni besoin.

  • ROMAIN : Bonjour...

    TEMPÊTE : Quel plaisir de vous voir

    MICHEL : Comment allez-vous ?

    ROMAIN : Vous d’abord. Des découvertes ? A TEMPETE : Pourquoi portez-vous des chaussures de randonnée ?

    TEMPÊTE : Je suis en train de passer un cap sur le plan stylistique, j’ai eu envie de filer la métaphore jusque dans les pieds.

    Et sinon…Michel va être édité !

    ROMAIN : Félicitations !

    MICHEL : Merci. Et vous, comment. Est-ce que vous... comment... ?

    ROMAIN : Je veux bien un café.

    TEMPÊTE : Alors faites-le !

    ROMAIN : C’est vrai. Ça n’a pas changé...

    MICHEL : Il y a bien eu quelques changements. TEMPÊTE écrit des pages du midi et j’ai acheté une tablette.

    ROMAIN : Vous écrivez avec ?

    MICHEL : Oh non...

    Ils boivent un café, Le DOUTE et l’IDEE jouent.

    ROMAIN : J’ai commencé les pages du matin...

    TEMPÊTE : Ah ?

    ROMAIN : Oui... Ça aide.

    TEMPÊTE : Bien. Vos ennemis ?

    ROMAIN : classiques : le travail et l’alcool bien sûr, mais aussi la nourriture, et les cristaux liquides.

    MICHEL : Vos garde-fous ?

    ROMAIN : Je les peaufine.

    TEMPÊTE : Je propose : en échange de la réduction des écrans et du gras, je n’enverrai pas à vos parents vos pages odieuses sur votre enfance dans le bocage.

    ROMAIN : Vous n’avez pas ces pages.

    TEMPÊTE : Je peux les écrire.

    MICHEL : N’achetez que des bouteilles très chères. Ça vous coupera l’envie de vous servir un verre pour attirer une idée qui serait venue sans lui, et qui repartira à cause de lui.

    TEMPÊTE : Personnellement, j’écris en mangeant des endives.

    MICHEL : Vous êtes décidément très impressionnant

    ROMAIN : Flaubert mangeait énormément.

    TEMPETE : Houellebecq ne mange pas beaucoup. Que pouvons-nous faire pour vous aider ?

    ROMAIN : Pour commencer, évitez de cacher du mauvais cognac dans votre dictionnaire des citations.

    TEMPÊTE : Allez-vous revenir écrire avec nous ?

    ROMAIN : Je ne sais pas. Je pense que oui.

    MICHEL : Allez !

  • TEMPÊTE : monsieur Romain, ce paysage désertique, qu’est-ce que cela dit de vous ?

    ROMAIN : Mon histoire se passe en Normandie.

    TEMPÊTE : Ah bon? Vous avez changé de lieu ?

    ROMAIN : Je ne suis pas à l’aise avec le sable.

    TEMPÊTE : Et toutes vos recherches sur le désert ?

    ROMAIN : Jetées. Mais je ne perds pas de temps. Je plonge la Normandie dans un brouillard épais pendant tout le récit. J’économise les descriptions.

    TEMPÊTE : Bon, ces paysages normands « qu’est-ce que cela dit de vous ? »

    ROMAIN : Je n’aime pas ce genre de questions.

    TEMPÊTE : très bien. Pourquoi avoir tué votre frère, page 89 ?

    ROMAIN : Je n’arrivais pas à le faire taire. Vous n’êtes pas censé divulgâcher !

    TEMPÊTE : Il n’y a pas de page 89, n’est-ce pas ?

    ROMAIN : non, je n’ai même pas numéroté ce que j’écris.

    TEMPÊTE : De quoi parle votre livre ?

    ROMAIN : Si je le savais!

    TEMPÊTE : Quel âge pensez-vous qu’aura votre lectorat ?

    MICHEL : Ça dépend des années.

    TEMPÊTE : Comment s’est opéré l’accouchement ?

    ROMAIN : Je ne ponds pas, je pense, j’écris, réécris, lis à haute voix et décide. Si c’était un accouchement, le bébé aurait 4 ans à sa naissance, et beaucoup d’idées noires.

    TEMPÊTE : OK, parlons de processus...

    ROMAIN : Le processus est -oh surprise -long et complexe.

    TEMPÊTE : Vous avez l’air plutôt serein.

    ROMAIN : Je suis officiellement équilibré, sain, photogénique.

    TEMPÊTE : Une dernière question : qu’est-ce qui a été le plus dur, au cours de l’écriture de ce roman ?

    MICHEL : Les interviews de Tempête.

    TEMPÊTE : Oh le gougnafier ! Allez, à moi!

    ROMAIN : Tempête, vous êtes un jeune auteur qui écrivez le matin, le midi, et certains soirs. Vous avez deux chats. Par quel prodigieux tour de force parvenez-vous à combiner l’écriture et vos obligations animalières ?

    TEMPÊTE : C’est une question passionnante, et je vais vous répondre. Une grande partie de mon travail repose sur les pages du matin.

    ROMAIN : C’est très généreux de votre part de nous livrer votre « truc ».

    TEMPÊTE : Ce n’est pas altruiste. Plus les gens se mettront à écrire, plus ils verront que c’est dur et plus ils seront indulgents envers ceux qui écrivent.

    ROMAIN : Auriez-vous peur de la critique ?

    TEMPÊTE : Raisonnablement. Les critiques sont des eunuques.

    ROMAIN : Ce n’est pas de vous. Vous aimez beaucoup les citations je me trompe ?

    TEMPÊTE : J’ai peur des critiques qui me laisseraient penser que je suis narcissique et creux comme une canne à pêche.

    ROMAIN : Vous l’êtes ?

    TEMPETE : oui... Je ne saurais pas écrire sur les grands sujets. Comme les migrants par exemple. Je ne sais pas me décentrer.

    ROMAIN, en riant : Je hais déjà vos futurs lecteurs.

  • MICHEL est en train de se relire. ROMAIN écrit. LE DOUTE et L’IDÉE s’ennuient ferme.

    BERENGERE : Bonjour. Tempête m’a dit que je pouvais occuper son bureau ce matin.

    MICHEL : Bonjour

    BERENGERE : C’est très rangé, très organisé. Tout est à sa place…Oh Michel il y a une citation de vous sur son bureau : « Faites plus simple. Michel».

    ROMAIN : Il n’a pas le choix. Il plie sous le poids de dizaines de mauvaises idées qui le traversent chaque jour. Il ne s’entend plus au milieu des voix, celles qu’il entend et celles qu’’il créée. Ses pensées se dispersent, dans une direction puis dans la direction opposée. Ça le tend, le distord.

    Alors c’est le grand marasme. Il écrit au kilomètre des choses qu’il jettera deux semaines plus tard, une fois la crise passée.

    Il doit tous les jours ranger, trier, organiser au fur et à mesure, sans quoi il est dépassé. Il lui faudra des années pour trouver le début de son livre.

    MICHEL : On plaint souvent ceux qui se trouvent en face d’une page blanche. On plaint rarement ceux qui doivent affronter le foisonnement, la montagne de déchets quotidiens que rejette la tête. C’est un sacerdoce.

    ROMAIN : Surtout quand on aspire à l’épure. C’est un fan de Chantal Thomas et Houellebecq.

    BERENGERE : Deux écrivains qui ont peu de cheveux.

    MICHEL : Pardon ?

    BERENGERE : Je crois qu’il y a un lien entre nos cheveux et la manière d’écrire. Sagan, Houellebecq : un style sec, nerveux, des cheveux raides, fins. A l’inverse, Colette, des cheveux épais, une œuvre foisonnante.

    LE DOUTE s’approche.

    MICHEL : C’est n’importe quoi. Il y a mille contre-exemple ! Ne parlez pas de cette théorie à Tempête. Ça va le faire vriller.

    Ils se remettent au travail.

    Le DOUTE et L’IDÉE entament une danse . Progressivement, tous s’arrêtent, les yeux dans le vague.

    MICHEL : de temps en temps, cela fait ça ...

    ROMAIN : c’est une forme de craquage.

    BERENGERE : ....

    MICHEL : ...

    ROMAIN : ....

    MICHEL : Ça peut durer un peu...

    BERENGERE : c’est pas désagréable...

    MICHEL: j’adore…

    (UN TEMPS)

    ROMAIN : Je crois que ça y est..

    BERENGERE : Quoi ?

    ROMAIN : Le détachement

    MICHEL : Poursuivez.

    ROMAIN : J’y crois davantage, à ce que je fais ici. je le sens. Ça fait déjà quelques temps. Ca vient..

    MICHEL : Poursuivez.

    ROMAIN : C’est tout.

    MICHEL : Nous surveillerons

    BERENGERE : C’est beau, cette danse, vous ne trouvez pas ?

  • MICHEL à TEMPÊTE : Des découvertes ?

    TEMPÊTE : Oui ! Je me sens prêt !

    MICHEL: ?

    TEMPÊTE : Je me lance dans la prose poétique. Aujourd’hui. La date et l’heure s’il vous plait ?

    MICHEL : 12 octobre, 7h55.

    TEMPÊTE : Allez !

    Il se met à écrire. MICHEL et ROMAIN prennent un café.

    MICHEL, en regardant TEMPÊTE : ça gratte, ça gratte...

    ROMAIN : Il va trop vite.

    LE DOUTE s’installe à côté de TEMPÊTE, qui continue d’écrire, concentré.

    MICHEL : Il ralentit. Oh non... il se relit déjà.

    ROMAIN : Oh non... pas à chaud comme ça. il le sait pourtant.

    MICHEL : Ça va trop vite.

    ROMAIN : Paf l’égo.

    MICHEL :: c’est moche.

    TEMPÊTE range ses affaires : j’ai bien avancé. A demain !

    ROMAIN : je pars avec vous.

    MICHEL va se chercher un café et en sert un à l’IDEE : Je ne veux pas tuer Samy tout de suite. Le type a 60 ans, il est seul et un peu malade. Je peux lui offrir une jolie histoire, de 2 ou 3 ans. Ça ne fera pas mièvre. C’est réaliste. Les tempêtes ne durent pas.

    L’IDÉE : Mais après on le tue

    MICHEL : Pas sûr. C’est noir pour rien. Il faudrait offrir une petite pause au lecteur : un ami de cinéma. Un taiseux avec qui il peut se taire.

    LE DOUTE, en se servant un café : Déjà lu...

    MICHEL : Un ami de pêche. C’est bien ça...

    LE DOUTE : Sauf qu’il n’habite ni près d’une rivière, ni près de la mer et que je ne vois pas comment il pourrait aller pêcher à 200 bornes de chez lui avec sa vieille voiture et sa tension. Ou alors tu réécris tout le début. Ou il y va en bus. Mais c’est pas pratique.

    L’IDÉE : Admettons. Il va pêcher une fois par mois, en même temps qu’il va voir son sophrologue. Il pêche avec ce type que nous allons appeler... que nous allons appeler ... Serge. Ou Gérard. C’est bien Gérard, c’est jovial. Ça fait pêcheur.

    MICHEL : je ne sais pas...je vais m’arrêter là pour aujourd’hui. Il pose l’écriteau « DORMIR DESSUS » sur son bureau et part.

    Le DOUTE, À L’IDÉE : franchement, au chapitre 4, faut débloquer autrement la situation. La scène de la prostituée tuée dans une ruelle sombre on l’a lue partout.

    L’IDÉE : Une idée convenue peut parfois rendre de grands services. Ce qui compte c’est son style. C’était ça ou de l’absurde. Propose lui autre chose, si tu as mieux...

    LE DOUTE : Déjà, la prostituée pourrait mourir en plein jour...ça change un peu. Faut arrêter avec la sophrologie, ça prend trop de place dans le livre.

    L’IDÉE : Je te dis qu’elle colle cette idée. Tu restes un peu?

    LE DOUTE : Oui, je suis fatigué de planer.

    TEMPÊTE revient à son bureau.

    LE DOUTE : Tiens il récidive

    TEMPÊTE, au DOUTE : j’avais posé ma journée exprès. Merde. Allez !

  • L’idée gueule : dégoupillage !!!

    Tous arrêtent d’écrire, vont chercher leur accessoires. Il se mettent en position. L’IDEE et le DOUTE aussi. Et dégoupillent. C’est intense. Ils sont essoufflés.

    (un temps)

    TEMPÊTE : J’ai l’impression que mon texte prend un tour léger que je n’aime pas.

    L’IDÉE AU DOUTE: Ce n’était pas du tout le projet.

    TEMPÊTE : Je pensais écrire un texte dur, acerbe, sans concessions, extrêmement lucide, féroce.

    MICHEL et LE DOUTE : Ah bon ?

    TEMPÊTE : Je voulais faire dans le crépusculaire...

    Peut-être que je m’offre ici la légèreté dont je manque au quotidien.

    MICHEL lève les yeux au ciel

    TEMPÊTE, avec dégoût : Je fais de l’écriture compensatoire...

    ROMAIN : Nous compensons tous. Michel cherche un pote avec qui pêcher.

    MICHEL : C’est léger ou c’est drôle ?

    TEMPÊTE : Je ne sais pas.

    ROMAIN : Cynique ?

    TEMPÊTE : Non, je ne crois pas. (un temps) J’ai l’impression que... que je donne dans le métatextuel.

    ROMAIN : Ah non ! Pas ça ! Non non et non. On se l’était interdit. Je déteste les mises en abîme. C’est ringard. Je suis désolé Tempête, mais ça ce n’est pas possible. C’est pour ça que c’est dans le règlement.

    TEMPÊTE : Je sais ! Mais Berengère nous a interviewés !

    ROMAIN : A titre personnel !

    TEMPÊTE : Il n’en restera pas une trace dans vos écrits ?

    ROMAIN : Non !

    LE DOUTE : mouaif...

    ROMAIN : Mais enfin soyez moderne ! les types qui écrivent sur des types qui écrivent et qui font raconter le tout par un des types c’est insupportable. C’est grossier. J’attends mieux de vous.

    TEMPÊTE : Je n’ai rien écrit de tel !

    MICHEL : Tant mieux. Sortez, allez chercher de la matière dehors.

    TEMPÊTE, à MICHEL : Où, dans les entreprises de transport ? (Un temps) C’est dans votre livre. (Un temps)

    Tous se taisent.

    (un temps)

    ROMAIN : Un café ?

    TEMPETE : Volontiers

    ROMAIN : Michel, deux cafés s’il vous plait.

    MICHEL : Pardon ?

    ROMAIN : C’est quoi cette histoire de métatexte ? Je croyais que vous planchiez sur de la poésie.

    TEMPÊTE : Je ne m’y retrouve pas. Il faut que j’aille vers quelque chose de plus simple.

    MICHEL: enfin ! à l’IDEE : Je crois qu’en fait Gérard, c’est le sophrologue de Samy.

    ROMAIN : Il n’était pas pêcheur?

    LE DOUTE, à MICHEL : Supprimez le sophrologue.

    TEMPETE : Bérengère revient quand?

    ROMAIN : la semaine prochaine. J’y vais, à demain.

    TEMPÊTE et MICHEL : A demain

    Progressivement, chacun range ses affaire et s’en va, en posant un écriteau sur son bureau.

  • LE DOUTE A L’IDÉE : Alors, ça te parait jouable?

    L’IDÉE : Je pense qu’il faut revoir les costumes.


    LE DOUTE : je n’en doute pas.

    L’IDÉE : et il faut que tu te lâches plus dans les dégoupillages.

    LE DOUTE : tu crois?

    L’iDEE, en replaçant les écriteaux : Ah oui : il faut absolument changer de café, il est vraiment mauvais.

    Elles sortent. Sur les écriteaux on peut lire :

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